Tuesday, January 25, 2011
Pourquoi est-il si grave de mentir ? Du mensonge en philosophie.
Londres, 7 décembre 2010 : Julian Assange, journaliste australien, fondateur du très controversé site d’information Wikileaks, se rend à la police britannique. Libéré sous caution dix jours après et assigné à résidence, il est nommé homme de l’année du quotidien La Monde, le 25 décembre. Une campagne internationale d’indignation se lève un peu partout - sur Internet comme sur les journaux - pendant les jours de son arrestation, comme si, au delà des détails des accusations, il y avait quelque chose d’indécent, d’inacceptable, à arrêter quelqu’un dont le crime principal était celui de produire un excès de vérité et de combattre le « mensonge d’état ».
New York, 5 février 2003 : Colin Powell, secrétaire d’Etat américain, prononce un discours très controversé sur la présence des armes de destruction massive en Iraq. Le discours est basé sur les données fournies par les services de l’Intelligence britannique, un rapport que l’administration de Powell reçoit le 3 février et qui est censé contenir des preuves irréfutables de la présence de ces armes en Iraq. Le rapport s’intitule : Iraq – Its infrastructure of concealement, deception, and intimidation. Quelque jour après, la chaine 4 de la télévision anglaise annonce que ce rapport est bien problématique : il contient des plagiats. Le professeur de Cambridge, Glen Rangwala, déclare à la télé que le rapport à été massivement copié d’un article d’un jeune chercheur, Ibrahim al Marashi, publié en septembre 2002 sur la revue The Middle East Review of International Affairs. La nouvelle est rapidement confirmée par le gouvernement anglais, qui s’excuse pour le plagiat. D’ailleurs, le plagiat ne contient pas d’informations fausses, un cas de fortune épistémique : des informations copiées sans souci se révélèrent pourtant assez précises sur la situation en Iraq. Mais la réaction de l’opinion publique est violente : on ne décide pas d’une guerre sur la base d’un plagiat : c’est du mensonge !
Ces deux exemples tirés de notre histoire récente visent à montrer que la vérité n’est pas qu’un concept abstrait : elle est une valeur fondamentale dans notre vie sociale : nous nous attendons que les autres nous disent le vrai, sommes indignés face à la violation de cette valeur commune, et avons du mal à accepter moralement des pratiques sociales visant à encourager des manquements à la vérité. Le mensonge, comme la violence, est une forme de coercition : elle est une façon d’exercer un pouvoir arbitraire sur l’autre en le faisant agir contre ses intentions et sa volonté.
Pourtant, les deux exemples sont bien différents entre eux : dans le premier cas, la réaction indignée de défenseurs de Julian Assange n’est pas exactement contre des normes qui encouragent le mensonge, mais contre des normes qui restreignent l’accès à la vérité (le secret d’état). Dans le deuxième cas, ce qui a été reproché aux gouvernements américain et britannique c’est la violation d’une valeur d’exactitude qui va ensemble à une norme de sincérité : pour parler vrai, il faut respecter au moins deux normes : être sincères et en même temps être exactes, précis. Colin Powell pouvait bien se défendre contre les attaques d’incompétence après son discours à l’ONU en affirmant d’avoir été sincère : mais la sincérité ne suffit pas si elle n’est pas accompagnée d’un souci de précision, d’une méthode légitime et correcte d’acquisition de l’information, et le plagiat n’est pas une méthode légitime. Etre sincères et inexactes viole les normes et les attentes de vérité qui assurent le bon fonctionnement de notre vie sociale.
L’équilibre de vérité et de mensonge qui définit une société moralement acceptable est aujourd’hui un débat ouvert. La tension entre ce qu’il faut dire et ne pas dire est une question particulièrement sensible dans les sociétés démocratiques : si la décision est dans le mains de tout le monde, nous devrions partager les mêmes ressources épistémiques (informations disponibles) d’une façon égalitaire afin de maximiser les probabilités d’une décision collective avisée. Pourtant, jamais comme pendant les dernières années, les mensonges d’état, le manque d’exactitude dans la vérification d’informations, l’incertitude sur les sources d’information ont dominé la vie publique et les choix importants qui l’ont accompagnée, comme l’attaque par les Etats Unis et ses alliés en 2003, de l’Iraq, un état souverain, sur la base d’informations douteuses sur la présence d’armes de destruction massive. Ce qui a amené le philosophe américain Harry Frankfurt à consacrer un volume à la question : De l’art de dire des conneries, dans lequel il établit un catalogue d’actes linguistiques trompeurs, en soulignant en particulier la distinction entre dire des conneries et dire des mensonges. Alors qu'un menteur dit délibérément le faux, le diseur de conneries est simplement désintéressé par la vérité. C’est pour ça qu’un menteur a besoin de connaître la vérité pour mieux la cacher à l'interlocuteur, alors que le diseur de conneries (par example M. Powell devant l’ONU), n'étant intéressé que par ses propres objectifs, n'en a pas nécessairement besoin. Mais si Frankfurt en conclut que : « Les conneries sont un ennemi plus grand de la vérité que ne le sont les mensonges » , la philosophie a toujours vu dans le mensonge l’acte trompeur le plus grave.
La question philosophique de la légitimité du mensonge est ancienne : est-on jamais justifiés à mentir ? Est-ce qu’il y a des circonstances où un mensonge est moralement supérieur à une vérité, en permettant, par exemple, d’éviter un mal plus grave ? Et qu’est-ce que précisément mentir ? Est-ce qu’une plaisanterie, une connerie ou un baratin sont des mensonges ? Est-ce que cacher la vérité en ne disant rien, omettre des informations, signifie mentir ? Est-ce qu’un désintérêt pour la vérité est une faute morale, ou la faute morale est seulement à attribuer à ceux qui connaissent la vérité et pourtant mentent?
Le mensonge étant inséparable de la question de la vérité, la question du mensonge est « une des premières obsessions de la philosophie » . Le paradoxe d’Epiménide témoigne l’ancienneté de cette obsession : Un homme dit : « Je mens ». S’il ment, il dit la vérité. S’il dit la vérité, il ment. Le mensonge est un piège linguistique donc : mentir ce n’est pas tout simplement dire le faux, car se tromper est différent de tromper : mentir c’est dire le faux en en ayant l’intention et en connaissant le vrai. Le menteur doit donc avoir les mêmes compétences linguistiques et sémantiques de celui qui dit la vérité. Comme Platon fait dire à Socrate : « Ainsi, c’est le même homme qui est capable de mentir et de dire vrai » .
C’est sur ce point qu’Augustin insiste dans son traité contre les mensonges : mentir ce n’est ni plaisanter, ni se tromper : « Mentir c’est avoir une pensée dans l’esprit (in animo) et, par paroles ou tout autre moyen d’expression, en énoncer une autre » . Il faut connaître donc la vérité pour pouvoir véritablement mentir : « Aussi dit-on que le menteur a un cœur double, c’est à dire une double pensée. Il a une pensée qu’il juge vraie, mais qu’il garde pour lui ; et il en a une seconde qu’il juge fausse, mais qu’il exprime à la place de la première […] C’est par l’intention de l’esprit et non pas par la vérité ou la fausseté des choses en elles mêmes qu’il faut juger si quelqu’un ment ou ne ment pas » .
Voici que, depuis l’aube de la philosophie, la double question de la nature linguistique e morale du mensonge est posée. La condamnation de Platon et Aristote de la sophistique est au nom de la vérité : la sophistique ne peut pas être de la philosophie car les sophistes encouragent à séparer le discours, la parole, de sa valeur de vérité. Protagoras dit qu’il n’y a pas de sens à distinguer des discours faux et des discours vrais. C’est dans cet usage du langage détaché de toute valeur de vérité que Platon voit la menace suprême du sophiste. Comme l’explique Barbara Cassan :
L’accusation majeure portée par Platon comme par Aristote se laisse consigner dans le terme pseûdos. Pseûdos objectif, le « faux » : le sophiste dit ce qui n’est pas, le non être, et ce qui n’est pas véritablement étant, les phénomènes, les apparences. Pseûdos subjectif, le « mensonge » : il dit le faux dans l’intention de tromper, en utilisant pour se tailler un succès monnayable toutes les ressources du logos.
Dès les débuts de la philosophie, un lien essentiel, ontologique, nécessaire existe entre le langage, la vérité et les intentions des locuteurs : le monde se tient ensemble comme nous le voyons car les mots ont une référence, sont ancrés dans le monde extérieur, et le locuteur, en utilisant ces mots, les utilise avec l’intention de respecter cet ancrage : l’usage subversif du langage de la part des sophistes contient donc un danger métaphysique : de perdre l’ancrage fondamental de la référence au monde. Le mensonge est l’outil diabolique de ceux qui possèdent l’art de parler : en énonçant ce qu’il sait être faux, le menteur met le monde à l’envers, et soustrait au langage sa puissance métaphysique fondamentale d’assurer le lien sémantique entre paroles et objets. Le langage étant le miroir du monde et sa représentation fidèle, tout usage impropre, vicieux, comporte le risque de casser le miroir : d’ici la responsabilité morale de tout locuteur : si on veut préserver ce lien précieux, constitutif de la réalité extérieure, on a la responsabilité de faire bon usage de la parole.
Pourtant, les raisons métaphysiques et morales de la proscription des mensonges avancées par les plus purs des réalistes dans l’histoire de la pensée, se heurtent au bon sens : est-il toujours moralement acceptable de dire la vérité ? Si nous pouvons sauver un être humain d’un destin atroce en mentant, devons-nous nous tenir à la sincérité ? Et est-ce que tout le monde mérite, au même titre, de n’entendre que le vrai ? Le bourreau qui inflige des tortures pour extorquer des vérités dangereuses dans ses mains, a le droit à la même sincérité que nous nous réservons l’un l’autre dans la vie quotidienne ? Le médecin doit tout dire à un patient atteint d’une maladie létale, ou a-t-il le droit de « diluer » sa vérité ? En général, n’est-il pas permis de mentir pour éviter un plus grand mal ?
Les philosophes ont débattu longtemps sur ces questions. Il existe une riche casuistique religieuse autour de la légitimité du mensonge. Certains exégètes de la Bible rappelaient que, dans l’Ancien Testament, « les sages femmes d’Egypte pour sauver de la mort les nouveaux-nés des Hébreux, mentirent avec l’approbation et la récompense de Dieu (Exode, I, 9) » . D’autres affirmaient qu’il ne faut jamais mentir, à aucune occasion. Dans son traité, Saint Augustin discute les deux positions et conclut avec véhémence qu’on est tous et dans toutes les circonstances dans « l’obligation absolue de ne jamais mentir » . Le mensonge, même justifié par des circonstances dramatiques de notre vie temporelle, est une souillure de l’âme éternelle et un égarement irréparable dans la quête de perfection et d’amour de la vérité qui nous rapproche à Dieux. Le bon chrétien, ayant deux vies, une temporelle, l’autre éternelle, doit préférer la deuxième à la première et garder toujours l’amour de la vérité qui l’amène vers la perfection divine. Mentir c’est une tâche morale qu’on ne peut pas effacer. Le mensonge, c’est à dire cet acte linguistique qui consiste à dire le faux lors qu’on connaît le vrai avec l’intention de tromper quelqu’un, ne sont jamais justifiables, même si ils sont excusables en certains cas. C’est pour ça qu’il est si important d’isoler le véritable mensonge (dire le faux avec l’intention de tromper) d’autres formes de discours trompeurs : car les autres discours trompeurs (dire des choses qu’on connaît pas bien, faire de l’ironie, se tromper) sont justifiables, ou au moins excusables.
Une intuition traverse l’histoire de la pensée : que le mensonge est un acte contre nature qui rend son exécuteur un être immonde, méconnaissable. Ceci est la clé pour comprendre l’interdiction de tout mensonge, même dans la forme extrême proposée par Saint Augustin et reprise, comme nous le verrons dans la suite, par Kant. Bien que les arguments d’Augustin sur le salut de l’âme et ceux de Platon sur les risques du parler faux semblent très loin l’un de l’autre, il y a un ingrédient commun qui lie l’idée même de philosophie à cette proscription, et qui revient dans les arguments des philosophes de toute époque : le mensonge atteint notre nature humaine, notre âme - dans le langage d’Augustin - ou la relation constitutive entre nous mêmes, le langage et le monde dans Platon : mentir c’est l’abandon de cette nature, c’est pour ça que c’est une tâche irréparable. Ainsi dit Thomas d’Aquin :
Or, le mensonge est mauvais par nature ; c’est un acte dont la matière n’est pas ce qu’elle devrait être ; puisque les mots sont les signes naturels des pensées, il est contre nature et illégitime qu’on le fasse signifier ce qu’on ne pense pas […] Il n’est donc jamais permis de dire un mensonge pour soustraire quelqu’un à n’importe quel danger ; quoiqu’il soit permis de dissimuler prudemment la vérité .
Etant donnée la gravité du délit du menteur - que dans l’Enfer de Dante se retrouve au 8ème cercle infernal, à la 9ème fosse, bref, dans les plus bas fonds de l’enfer, juste avant les traîtres - il est très important de distinguer le mensonge de tout autre acte linguistique de violation de la vérité. Les manuels de causistique médiévale débordent de stratagèmes pour éviter de mentir lors qu’on connaît la vérité. On raconte de Saint Athanase par exemple qui rencontra ses persécuteurs lors qu’il ramait sur une rivière pour s’enfuir. Les persécuteurs lui demandent : « Où est le traître Athanase ? » et il répond : « Pas loin d’ici » . Une bonne façon de se sauver du mensonge en sauvant sa peau en même temps ! Parmi les manières d’échapper au mensonge on trouve dans la tradition : refuser de parler, répondre à un question par une autre question, changer de sujet, ou bien utiliser l’équivoque, c’est à dire une phrase ambiguë qui peut exprimer en même temps une proposition que le locuteur pense vraie et une proposition qu’il croit fausse et qu’il voudrait transmettre à l’auditeur, en espérant que l’auditeur l’interprète dans cette deuxième acception…
Nous retrouvons la même insistance sur la gravité des mensonges chez Montaigne :
C’est un vilain vice que du mentir […] Notre intelligence se conduisant par la seule voie de la parole, celui qui la fausse, trahit la société publique. C'est le seul outil, par le moyen duquel se communiquent nos volontés et nos pensées : c'est le truchement de notre âme : s'il nous faut, nous ne nous tenons plus, nous ne nous entrecognoissons plus. S'il nous trompe, il rompt tout notre commerce, et dissout toutes les liaisons de notre police .
Même le contractualiste Locke, dans les Deux Traités sur le gouvernement, place le devoir de vérité dans les composantes de la nature humaine qui précèdent tout contrat et existent aussi dans l’Etat de Nature :
Car la vérité et le respect de la parole donnée appartiennent aux hommes en tant qu’hommes et non comme membres de la société .
Locke ancre ainsi sa vision de la confiance nécessaire à la construction d’une société de contrat à une certaine conception de la nature humaine, selon laquelle les individus assument la responsabilité de leur parole. C’est grâce à la reconnaissance de ce trait fondamental de la nature humaine – le respect de la parole donnée – que nous avons des raisons de nous fier aux autres, même à des inconnus. La responsabilité individuelle de la sincérité crée donc un lien profond entre les personnes : celui qui nous trompe sort d’un contrat moral de confiance implicite qui règle notre vie sociale.
La même interdiction morale à mentir nous la retrouvons chez Kant, qui soutient que le mensonge ne peut jamais être justifié dans n’importe quelle circonstance :
Je m'aperçois bientôt ainsi que si je peux bien vouloir le mensonge, je ne peux en aucune manière vouloir une loi universelle qui commanderait de mentir; en effet, selon une telle loi, il n'y aurait plus à proprement parler de promesse, car il serait vain de déclarer ma volonté concernant mes actions futures à d'autres hommes qui ne croiraient point à cette déclaration ou qui, s'ils y ajoutaient foi étourdiment, me payeraient exactement de la même monnaie : de telle sorte que ma maxime, du moment qu'elle serait érigée en loi universelle, se détruirait elle-même nécessairement.
Kant se montre encore plus intransigeant qu’Augustin : non seulement en aucun cas on ne peut mentir, mais il ne faut pas essayer d’atténuer la faute morale du mensonge en distinguant entre types d’actes trompeurs : tout acte trompeur est un mensonge et la règle contre le mensonge ne connaît pas d’exceptions. Une assertion, pour être telle, doit être vraie, peine la perte de communication et des relations morales avec les autres :
La communication de ses pensées à autrui au moyen des mots qui contiennent intentionnellement le contraire de ce que pense le sujet qui parle est une fin directement opposée à la finalité naturelle de la faculté de communiquer ses pensées, un renoncement à la personnalité et au lieu de l’homme même, l’apparence illusoire de l’homme.
Dans son échange célèbre avec Benjamin Constant, Kant réaffirme l’impossibilité d’une norme qui admettrait le mensonge en quelques circonstances, peine le désordre social et l’incommunicabilité. Si jamais il nous arrive de mentir pour nos fins, même nos fins les plus nobles, comme celui de sauver la vie à un innocent, ceci doit être vu comme une exception contingente à une loi universelle qui maintient l’interdiction de mentir et non pas comme une possible modification de la norme universelle :
La véracité dans les déclarations que l’on ne peut éviter est le devoir formel de l’homme envers chacun quelque grave inconvénient qu’il en puisse résulter pour lui ou pour un autre ; et quoique, en y en altérant la vérité, je ne commette pas d’injustice envers celui qui me force injustement à le faire, j’en commets cependant une en général dans la plus importante partie du devoir par une semblable altération, et dès lors celle-ci mérite bien le nom de mensonge .
Benjamin Constant avait en effet repris un exemple d’Augustin pour montrer qu’il ne peut pas y avoir une norme si stricte sur la vérité, car pas tout le monde mérite la vérité :
Le principe moral que dire la vérité est un devoir, s'il était pris de manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Nous en avons la preuve dans les conséquences directes qu'à tirées de ce dernier principe un philosophe Allemand qui va jusqu'à prétendre qu'envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu'ils poursuivent n'est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime [...] Qu'est-ce qu'un devoir ? L'idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d'un autre. Là où il n'y a pas de droit, il n'y a pas de devoirs. Dire la vérité n'est donc un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n'a droit à la vérité qui nuit à autrui.
La réfutation de Kant des arguments de Constant se base sur l’analyse suivante de l’exemple de Constant, qui avait déjà été en partie avancée par Augustin : prenons quelqu’un qui veut sauver la vie à un ami innocent et il sait où l’ami se trouve. Interrogé par les persécuteurs de son ami, il va leur dire qu’il se trouve ailleurs, car ces gens là, selon Constant, ne méritent pas la vérité. Mais imaginons maintenant que l’ami s’est entre temps déplacé sans que l’homme le sache et qu’il se trouve maintenant à l’endroit où ses assassins, faussement renseignés, sont partis le chercher. Eh bien, pour Kant c’est évident que la faute morale de celui qui a dit le mensonge est majeure dans ce cas que s’il avait dit la vérité. Il ressentira une culpabilité vis-à-vis de l’ami et de soi-même beaucoup plus grande que s’il avait simplement livré l’ami à ses bourreaux en disant la vérité.
C’est la tragédie de la nouvelle de Jean-Paul Sartre Le Mur, parue en 1939 suite à la guerre d’Espagne. L’anarchiste Pablo Ibbieta est arrêté par les sbires du pouvoir et condamné à mort. Il peut sauver sa vie en avouant où se trouve son complice, Ramon Gris. Ibbieta ment et dit qu’il ne sait pas, qu’il est peut-être à Madrid, tandis qu’il sait très bien qu’il est caché chez ses cousins à 4 km de la ville. Ménacé de mort par ses geôliers, Ibbieta ment une deuxième fois et il dit qu’il sait où se trouve Gris : « Il se cache prés du cimitière ». Ils partent vérifier. A’ leur retour, à grande surprise d’Ibbieta, il n’est pas exécuté. Son ami Gris se trouvait effectivement au cimetière et il a été fusillé sur place. Il aurait bien voulu se cacher chez Ibbieta, mais en apprenant qu’il avait été pris, il avait décidé de se cacher au cimetière. Voici comment le mensonge d’Ibbieta, même avec les meilleures intentions, loin de préserver son ami, l’a condamné à mort. La faute morale d’Ibbieta est plus grande dans ce cas, si on suit l’analyse de Kant de l’exemple, que s’il avait dit la vérité. Il est perdu non seulement devant les autres, mais devant soi-même : la nouvelle de Sartre se conclut avec le rire absurde d’Ibbieta lors qu’il apprend que son ami Gris a été exécuté : un rire inexplicable, hystérique, le rire de quelqu’un qui n’est plus lui même, qui a perdu toute dignité humaine par son mensonge. Selon le philosophe Pierre Pachet , Sartre avait à l’esprit le débat Kant-Constant et le dilemme moral que les deux positions suscitent : le devoir envers soi même de dire la vérité est-il compatible avec nos devoirs envers les autres ? La réponse de Kant est bien sûr que ces deux devoirs sont indissociables : on ne peut pas avoir des relations morales avec les autres si nous manquons aux devoirs envers nous-mêmes. Les conséquences de ces manquements sont illustrées par la nouvelle de Sartre. Selon Pachet la position de Kant ne serait pas du rigorisme poussé au paroxysme, comment nombreux commentateurs ont soutenu, mais elle permettrait au sujet de mieux apprécier ses actions en les mesurant à la loi.
La rigueur kantienne pourrait être interprétée comme une variation de l’indispensabilité de la vérité dans la communication humaine, non pas à des fins purement morales, mais afin de préserver le rapport quasi-sacré que la philosophie établit entre vérité, réalité externe et communication. Dans l’analyse des maximes qui gouvernent la conversation, le philosophe Paul Grice introduit une méta-maxime, celle de dire le vrai. C’est la condition même de la communication : même lors qu’on ment, nous faisons comme si nous disions le vrai, sans cela la communication ne serait pas possible .
Peut être dans un monde où le baratin triomphe, la philosophie se révèle trop exigeante : il suffirait de se contenter d’informations pertinentes et d’ajuster nos standards épistémiques à chaque contexte, en filtrant d’une façon responsable l’information qui nous vient d’autrui. Mais les implications morales d’une baisse des standards sont évidentes : l’idéal du vrai nous permet de mesurer la responsabilité morale de notre discours. Même un mensonge doit être responsable : c’est une grave responsabilité que nous prenons vis-à-vis de la victime de notre mensonge, le patient malade qui ne veut pas entendre un diagnostic létal, le citoyen auquel on épargne une vérité diplomatique compliqué par souci d’éviter un soulèvement d’opinions qui pourrait nuire à la paix sociale, l’enfant auquel on ne dit pas la vérité sur le Père Noël. Un monde de mensonges responsables est peut être plus sûr qu’un monde de conneries irresponsables, où personne de se donne le souci de mesurer ses actes de parole trompeurs à leurs conséquences.
Bibliographie
Augustin, 2010 Le Mensonge, nouvelle édition ave un préface de Jean-marie Salamito, Editions de l’Herne, Paris.
Bok, S. 1978 On Lying, Moral Choices in Public and Private Life, New York, Pantheon Books.
Cassan, B. (éd.) 1986 Le plaisir de parler, Minuit, Paris.
Constant, B. 1797 Ecrits et discours politiques, éd. par O. Pozzo di Borgo, Pauvert, 1964, tome I.
Frankfurt, H. 2005 On Bullshits, Princeton University Press ; tr. fr. 2006 De l’art de dire des conneries, Editions 10/18.
Grice, P. 1975 How to do Things with Words, Harvard University Press, Cambridge, Mass.
Kant E. 1797 Métaphysique des mœurs, éd. française citée 1971, Vrin, Paris.
Kant, E. 1797 Sur un prétendu droit de mentir par humanité, dans Théorie et pratique. Droit de mentir, tr. fr. L. Guillermit, Vrin, Paris, 1967.
Locke, J. Deux Traités sur le gouvernement, II, § 14, trad. Fr. B. Gilson, Paris, Vrin, 1997.
Origgi, G. 2008 « Trust, authority and epistemic responsibility » Theoria, 23, 1, n. 61 : 35-44.
Origgi, G. 2009 « Confiance, autorité et responsabilité épistémique. Pour une généalogie de la confiance raisonnée » dans C. Lobet (éd) Variations sur la confiance, Peter Lang, Amsterdam.
Pachet, P. 1999 « Existe-il un droit de mentir ? » dans J.F. Chiantaretto (éd.) Ecriture de soi et sincérité, InPress, Paris.
Thomas d’Aquin, Summa theologiae, Paris, Le Cerf, 1985.
Williams, B. 2006 Vérité et véracité, Gallimard, Paris, tr. fr de l’original anglais Truth and Truthfulness, 2002, Princeton University Press, Princeton.
Wilson, D., Sperber, D. 2000 « Truthfulness and Relevance » Mind : 216-256.
Friday, January 21, 2011
La truzzizzazione dell'Italia
Confesso. Ho mentito. Ho tradito come Pietro prima che il gallo canti. Passeggiavo per Parigi con una collega brasiliana in visita alla mia università, conversando in italiano di questo e quello, nell'unica lingua che ci trovavamo a condividere. Dalla vetrina di un negozio di scarpe vistose, ci fa segno un giovane truzzo, capelli imbrattati di brillantina, faccia abbronzata, giacca di cuoio, scarpe appuntite, insomma l'hecht-truzzo, la forma platonica del truzzo, e con un bel sorriso ci chiede: "Italiane?". E con un sorriso altrettanto generoso ho risposto "No". Il truzzo, rattristato, si è richiuso nel suo negozio di scarpe.
Anche se ora un po' mi vergogno di aver risposto quel no secco, è stata la vergogna a farmi rispondere così. Certo, mi vergognavo di quell'immagine dell'italiano truzzo davanti alla mia collega brasiliana. Truzzo è un termine di origine incerta: descrive un tipo volgare, mal vestito, e insieme arrogante: il truzzo è fiero della sua truzzaggine, la sottolinea con dettagli di vario tipo, borchie sulla giacca, strappi nei pantaloni, orecchini nel naso. L'etimologia potrebbe essere simile a quella di Tamarro o Buzzurro, ossia potrebbe trattarsi di un'aggettivazione del cognome Truzzi, diffuso nel bergamasco e nel bresciano, così come è molto probabile che Tamarro e Buzzurro siano aggettivazioni di cognomi diffusi al Sud.
L'arroganza del truzzo è dunque fragile: il truzzo, come il tamarro, o il buzzurro, ha bisogno di armarsi di quella fierezza del suo essere per polemica con la classe dominante, con chi lo considera un marginale, un tipo che viene da chissà dove. Mia madre soleva dire che un truzzo è qualcuno che arriva dalla Val Trompia con la piena del fiume, a sottolineare lo snobismo di chi vedeva nel provinciale, nel diverso, il maleducato, il "selvaggio" che arrivava dalle campagne.
Ma la mia vergogna era doppia. Non era dettata solo dallo snobismo di non voler far parte dello stesso gruppo etnico del truzzo. A ripensarci, ciò che mi faceva vergognare era dire per strada che ero italiana. Mi vergognavo di essere italiana, come se quel povero truzzo rappresentasse l'italianità in pieno, fosse un tale modello dell'Italia di oggi, che non ce l'ho fatta a dichiararmi dei loro.
La vergogna fa sempre riflettere. E' vero che il truzzo, un tempo marginale, è diventato lo stereotipo dell'Italia. La truzzizzazione del paese è partita quindici anni fa, con l'arrivo di Berlusconi al potere in Italia, una rivoluzione il cui profondo senso antropologico è spesso sfuggito agli osservatori. Berlusconi, truzzo per eccellenza, con il suo pessimo italiano, le sue giacche tagliate male, le battute pesanti, legittimò d'un tratto i truzzi del paese intero (e sprattutto del Nord) da sempre disprezzati dallo snobismo un po' gauche caviar per esempio di noi ragazze borghesi a Milano, e fornendo loro l'arroganza necessaria per assumere con fierezza la loro truzzaggine. In questo Berlusconi provocò una vera rivoluzione culturale: i venditori di scarpe vistosi, i bottegai, i piccoli industriali delle ricche province del Nord, che adoravano vestirsi da truzzi, avere moto costose, parlare di porcherie con gli amici e fare battute volgari sulle tette delle ragazze, trovarono così il loro modello pubblico, si fecero più coraggiosi nell'esibizione della truzzaggine, dato che Berlusconi, truzzo per eccellenza, ora guidava il paese.
Ma la vittoria dei truzzi, che poteva anche avere un che di ammirevole, permettendo infine a una classe quasi di intoccabili di prendere la parola e non vergognarsi più di sé stessi, si trasformò pian piano in un misterioso fenomeno di contagio collettivo: la truzzaggine, da forma di vita di nicchia, diventò lo stendardo dell'italianità. Basta con lo stile italiano, l'eleganza, le virtù un po' vecchia maniera: i sarti più raffinati della moda italiana piano piano cambiarono stile, e cominciarono a produrre vestiti per truzzi. I modi di interagire nello spazio sociale diventarono piano piano dominati dall'arroganza del truzzo. Il truzzo prese posti di potere, nei giornali, nelle riviste, in televisione, nell'industria, sempre più arrogante, sempre più convinto delle sue rivendicazioni di legittimità della sua natura di truzzo. E piano piano contagiò anche gli altri. Invece di difendersi, i vecchi nemici dei truzzi si intruzzirono lentamente: cominciarono a vestirsi male, a parlare male, e a scrivere scemenze sui giornali.
Prendiamo il caso di un recente articolo di Piero Ostellino sul Corriere della Sera, prestigioso quotidiano nazionale con sede a Milano. Ostellino è un giornalista italiano con un carriera rispettabile. E' stato direttore del Corriere della Sera, inviato a Mosca, inviato a Pechino. E' laureato in scienze politiche a Torino, probabilmente ha seguito i corsi di Norberto Bobbio, insomma, tutto ciò di più lontano dall'immagine del truzzo. Eppure. Nel suo articolo recente sulla dignità del nostro paese dichiara che ogni donna sta seduta sulla propria fortuna, e insiste che ne ha conosciute tante che andavano a letto di qua e di là per avere un posto di lavoro. Bene, la parlata da truzzo ha contagiato anche il buon Ostellino. Avrebbe potuto usare direttamente l'espressione "darla via", adorata dai truzzi, per manifestare ancor più chiaramente la sua conversione alla truzzaggine.
La truzzizzazione dell'Italia è un fenomeno ancora inspiegabile. Perché, la legittima uscita dall'ombra del truzzo, ha contagiato tutti? Perché quelli che sapevano scrivere bene si sono messi a scrivere male, quelli che parlavano bene a parlare male, quelli che si vestivano bene a vestirsi male? Resta un mistero assoluto.
Non avrei mai pensato che avesse senso un giorno scrivere una frase come quella con cui concludo: Ostellino è un truzzo.
Wednesday, January 19, 2011
The Kakonomics of Facebook
Facebook and other similar examples (Twitter, etc) are examples of the economy of the new millennium, the hidden face of human preferences we would like to hide in the H public space, but we love to share with people whom we are sure they are committed to the same L standards.
The pleasure of the immediate reply to one of your comments to a friend's new post is to discover that he or she is complying in L, we're wasting time together, we don't feel guilty and tomorrow we won't be ashamed to tell each other that we're terribly busy....A perfect L-world!
Monday, January 17, 2011
Kakonomics. Or, the strange preference for Low quality outcomes
This is my reply to the annual EDGE question. This year's question was: WHAT SCIENTIFIC CONCEPT WOULD IMPROVE EVERYBODY'S COGNITIVE TOOLKIT?
Kakonomics, or the strange preference for Low-quality outcomes
I think that an important concept to understand why does life suck so often is Kakonomics, or the weird preference for Low-quality payoffs.
Standard game-theoretical approaches posit that, whatever people are trading (ideas, services, or goods), each one wants to receive High-quality work from others. Let's stylize the situation so that goods can be exchanged only at two quality-levels: High and Low. Kakonomics describes cases where people not only have standard preferences to receive a High-quality good and deliver a Low-quality one (the standard sucker's payoff) but they actually prefer to deliver a Low-quality good and receive a Low-quality one, that is, they connive on a Low-Low exchange.
How can it ever be possible? And how can it be rational? Even when we are lazy, and prefer to deliver a Low-quality outcome (like prefer to write a piece for a mediocre journal provided that they do not ask one to do too much work), we still would have preferred to work less and receive more, that is deliver Low-quality and receive High-quality. Kakonomics is different: Here, we not only prefer to deliver a Low-quality good, but also, prefer to receive a Low-quality good in exchange!
Kakonomics is the strange — yet widespread — preference for mediocre exchanges insofar as nobody complains about. Kakonomic worlds are worlds in which people not only live with each other's laxness, but expect it: I trust you not to keep your promises in full because I want to be free not to keep mine and not to feel bad about it. What makes it an interesting and weird case is that, in all kakonomic exchanges, the two parties seem to have a double deal: an official pact in which both declare their intention to exchange at a High-quality level, and a tacit accord whereby discounts are not only allowed but expected. It becomes a form of tacit mutual connivance. Thus, nobody is free-riding: Kakonomics is regulated by a tacit social norm of discount on quality, a mutual acceptance for a mediocre outcome that satisfies both parties, as long as they go on saying publicly that the exchange is in fact at a High-quality level.
Take an example: A well-established best-seller author has to deliver his long overdue manuscript to his publisher. He has a large audience, and knows very well that people will buy his book just because of his name and anyway, the average reader doesn't read more than the first chapter. His publisher knows it as well…Thus, the author decides to deliver to the publisher the new manuscript with a stunning incipit and a mediocre plot (the Low-quality outcome): she is happy with it, congratulates him as she had received a masterpiece (the High-quality rhetoric) and they are both satisfied. The author's preference is not only to deliver a Low-quality work, but also that the publisher gives back the same, for example by avoiding to provide a too serious editing and going on publishing. They trust each other's untrustworthiness, and connive on a mutual advantageous Low outcome. Whenever there is a tacit deal to converge to Low-quality with mutual advantages, we are dealing with a case of Kakonomics.
Paradoxically, if one of the two parties delivers a High-quality outcome instead of the expected Low-quality one, the other party resents it as a breach of trust, even if he may not acknowledge it openly. In the example, the author may resent the publisher if she decides to deliver a High-quality editing. Her being trustworthy in this relation means to deliver Low-quality too. Contrary to the standard Prisoner Dilemma game, the willingness to repeat an interaction with someone is ensured if he or she delivers Low-quality too rather than High-quality.
Kakonomics is not always bad. Sometimes it allows a certain tacitly negotiated discount that makes life more relaxing for everybody. As one friend who was renovating a country house in Tuscany told me once: "Italian builders never deliver when they promise, but the good thing is they do not expect you to pay them when you promise either."
But the major problem of Kakonomics — that in ancient Greek means the economics of the worst — and the reason why it is a form of collective insanity so difficult to eradicate, is that each Low-quality exchange is a local equilibrium in which both parties are satisfied, but each of these exchanges erodes the overall system in the long run. So, the threat to good collective outcomes doesn't come only from free riders and predators, as mainstream social sciences teach us, but also from well-organized norms of Kakonomics that regulate exchanges for the worse. The cement of society is not just cooperation for the good: in order to understand why life sucks, we should look also at norms of cooperation for a local optimum and a common worse.