Traduction
française par Laurence Dahan de l’article paru dans le quotidien italien IL
FATTO : http://www.ilfattoquotidiano.it/2012/04/21/giovanni-diventa-berlusconi/206025/
Je suis allée voir Don Giovanni, production de 2006 de l’Opéra de Paris, reprise cette année à l’Opéra Bastille,
mise en scène par Mickael Haneke, le sulfureux réalisateur autrichien du
film La Pianiste.
La scène est glaciale. A un étage élevé d’un
bâtiment moderne en verre et acier,
des baies vitrées donnent sur des
gratte-ciels voisins. Les personnages entrent et sortent des ascenseurs éclairés
par des néons aveuglants. L’histoire se déroule sur le palier d’un étage élévé devant
les portes grises
d’appartements auxquels nous
n’avons pas d'accès durant les deux actes.
Comme c’est le cas dans certains luxueux
immeubles newyorkais, ce grand palier avec vue héberge quelques tables et un frigidaire, où les
personnages viennent se restaurer de temps à autres.
Don Giovanni est un trader en costume bleu foncé, chemise et cravate de couleur sombre, accompagné d’un Leporello
complice, lui aussi habillé comme dans le film Wall Street et clairement entiché du séducteur, qui s’en va faire des conquêtes féminines mais à
la fin dîne en tête à tête avec son ami/ serviteur, une amitié gay entre deux hommes qui, bien que séduisant les femmes, s’aiment
secrètement.
Le physique imposant du baryton suédois Peter
Mattei rend la première scène
digne d’un policier américain. Donna Anna sort de la porte d’un appartement se
disputant avec un inconnu qu’elle tente de démasquer. Le commandeur intervient
et défie en duel Don Giovanni qui le tue. La violence de la scène est déjà une condamnation irréparable et donne
le ton à toute la suite.
Incapable d’aimer, Don Giovanni est une espèce
de maniaque glacial qui - comme dans le film Shame où le personnage principal est un sex-addict newyorkais tourmenté par la culpabilité - couche avec des
femmes sans en éprouver aucun plaisir, et celles-ci ne sont pas séduites par
lui mais juste écrasées par la relation de pouvoir qui s’établit entre eux. Comme
un Berlusconi du bel canto, ou un Strauss-Kahn
rajeuni, Don Giovanni réussit à avoir toutes ces femmes car il est riche,
puissant et agressif. Il couche avec elles dans son appartement froid à un
étage élevé : des filles laides défilent en jeans et tee-shirt, intimidées
par cette atmosphère terrifiante, et accepteront l’affaire pour quelques
centaines de dollars.
Le mariage de Masetto et Zerlina est l’une des
scènes les plus joyeuses, libératoires et érotiques de cette opéra, avec le thème des «Giovinette che fate l’amore che fate l’amore, non lasciate che
passi l’età…». Chez Haneke, il devient une réunion de femmes et
d’hommes de ménage, la plupart immigrés avec l’air triste et défait, qui se
retrouvent à balayer le palier du séducteur. Zerlina est coiffée d’une queue de
cheval, porte de grosses lunettes laides et est habillée d’une uniforme de
ménage et de sabots. Elle ne cède pas au charme du séducteur, mais à sa
puissance, à sa totale domination sociale, économique et culturelle sur elle et
sur Masetto.
Le diner final de Don Giovanni et Leporello à
base de faisan et de vin Marzemino,
la dernière tentative désespérée de Don Giovanni de résister à son heure qui a
sonné - la fin qui le poursuit dans le rôle du commandeur - est, dans l’interprétation
du philosophe Sören Kierkegaard, le dernier défi de l’ «homme esthétique» contre la mort.
Don Giovanni sait qu’il est condamné, sait que la vie passe, que ce n’est une absurde
vanitas, mais il ne se plie pas et
invite fièrement une bande de musiciens à assister à son dernier repas :
« Già la mensa è servita/ Voi
suonate, amici cari/ giache spendo i miei danari/ io mi voglio divertir . Au
contraire, dans l’interprétation de Haneke, le dernier diner est une barquette
de sushi froid mangée sur le palier avec Leporello. Vraiment quelqu’un
repousserait-il sa dernière heure pour avaler des sushis servis sur une
assiette en plastique sur le palier ?
Mais quelle est cette vision du plaisir, de la
séduction, et aussi du pécher ? Même le plus grand des moralistes sait que
l’on péche parce que pécher est un
grand plaisir : un verre de vin
en plus auquel on ne sait résister parce qu’il est tellement bon, l’énième
régime que l’on laisse tomber à la vue d’ un irrésistible diner entre amis,
l’énième promesse de fidélité trahit par ce sourire complice….
Don
Giovanni est une ouvre totale qui se prête à toutes
les interprétations. Le thème en ré mineur de l’ouverture annonce déjà la fin
tragique, comme la naissance est une anticipation de la mort. Don Giovanni, œuvre écrite deux ans
avant la Révolution Française, est
à la fois un hymne à la liberté et une avancée vers le romantisme, vers
la bataille esthétique contre l’effroyable précipice de la fin. Don Giovanni ne
sait pas choisir, ne se décide jamais, temporise en se perdant dans l’instant et
la vie lui glisse entre les mains, entre plaisanteries, rires, fuites rocambolesques
et mensonges. Personnage à cheval entre le dix-septième et le dix-huitième siècle, sa psychologie est celle
d’un héros romantique, sa politique est celle d’un libertin. Le sexe,
élément-clef de la philosophie libertine, est instrument de libération et de
victoire sur les rapports de classe (on se souvient du célèbre Catalogue).
Et pourtant, selon la morale neo-victorienne
de notre époque barbare, où le libertinisme est devenu pornographie, les
relations hommes-femmes gérées seulement par le pouvoir, et où il n’y a pas de
place pour aucun vrai plaisir qui ne soit une course inutile vers le pouvoir et
l’argent qui nous serviront
uniquement à nous retrouver seuls dans une chambre d’un Sofitel à regarder un film porno, Don Giovanni
ne jouit pas, n’aime pas, ne vit pas, et reste sur son palier. Il est puni car
il est un monstre pervers pour lequel nous avons aucune pitié et aucun regret.
Don Giovanni - Présentation vidéo
1 comment:
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