Un bel article d'Annie Cohen-Solal sur l'oubli français de Sartre qui sort de l'explication politique standard pour avancer une hypothèse sur la nature morale de cette exclusion du panorama culturel contemporain en France. C'est ses valeurs protestantes et son exigence éthique qui auraient contribué à l'anathème français et catholique contre Sartre.
Sartre, référence obligée ou mauvais maître ?, par Annie Cohen-Solal
LE MONDE | 20.06.05 | 13h34 • Mis à jour le 20.06.05 | 18h30
"Les premiers mois de l'année 2005, celle du centenaire de la naissance de Jean-Paul Sartre (le 21 juin), ont été l'occasion d'observer un phénomène qui, depuis la mort de l'écrivain, en 1980, est devenu éclatant : l'étrange écart dans la façon dont est reçu Sartre en France et dans le monde ; frappé d'anathème chez nous, référence obligée ailleurs.
Alors que, dès janvier, la presse française (à de rares exceptions près) ressassait, tel un vieux disque rayé, les mêmes clichés ("match Aron-Sartre" , "erreurs politiques" , etc.), en stigmatisant un Sartre mauvais maître, penseur démodé ou encore imposteur, au contraire les hommages en provenance de pays aussi différents que le Portugal, l'Italie, l'Allemagne, la Grande-Bretagne, la Belgique, l'Espagne, la Serbie-Monténégro, la Pologne, la Tunisie, les Etats-Unis, l'Argentine, le Brésil, la Colombie, le Venezuela, le Japon, les Antilles, la Chine, la Suisse, s'accordaient sur un point : le message de Sartre reste toujours pour eux un outil de référence pour déchiffrer leur époque et, plus de vingt-cinq ans après sa mort, son œuvre suscite encore le même intérêt auprès des étudiants.
Quels éléments de la trajectoire sartrienne repèrent aujourd'hui ces intellectuels étrangers qui semblent échapper aux Français ? Que Sartre, héritier de la bourgeoisie, ressentit dès 1925, au cours de ses années d'Ecole normale supérieure, les limites de la tradition universitaire française. Il rejoignait en cela les critiques de son camarade Paul Nizan (qui écrira Les Chiens de garde) et celles de Claude Lévi-Strauss, qui exprima "sa déception rapide" devant un enseignement philosophique qui "desséchait l'esprit" .
Et ils repèrent qu'à cette situation décevante, Sartre répondit à sa manière : il s'intéressa à des formes esthétiques émergentes perçues comme moins nobles, comme le cinéma ; à d'autres cultures perçues comme moins anciennes, comme la culture américaine ; et, selon une posture d'héritier subversif qui allait marquer toute sa vie, il lança ses critiques contre l'institution philosophique, refusant de se lancer dans une carrière universitaire et se déplaçant jusqu'à Berlin pour mettre en place son exigence de penser au présent et explorer de nouveaux chemins plus conformes à ses attentes.
Que, professeur au lycée du Havre dans les années 1930, il s'intéressa au roman américain expérimental de son époque, découvrit les oeuvres de Dos Passos, Faulkner et Melville, décrivant plus tard cette période comme un moment d'ouverture et de régénération fulgurantes, "une véritable révolution non euclidienne" : "Il nous a tout d'un coup semblé, écrivit-il, que nous venions d'apprendre quelque chose, et que notre littérature était sur le point de sortir de ses vieilles ornières. Aussitôt, pour des centaines de jeunes intellectuels, le roman américain a pris place, avec le jazz et le cinéma, parmi les meilleures importations en provenance des Etats-Unis."
Qu'au lendemain de la seconde guerre mondiale, grâce aux deux séjours qu'il effectua aux Etats-Unis pendant ces années charnières, Sartre put, avant tout autre, observer les nouveaux équilibres qui s'esquissaient alors et pensa le devenir de la culture européenne et de la civilisation occidentale du point de vue de "l'Européen de 45" .
Décrivant la culture comme la "réflexion sur une situation commune" et le "paysage de la ville mutilée" comme "une architecture humaine commune à l'Europe" , il perçut "la nécessité de se rééquiper et l'impossibilité de s'adresser à d'autres qu'aux Américains" pour le faire.
Que, dès 1948, s'appuyant sur l'affirmation que "le Blanc a joui trois mille ans du privilège de voir sans qu'on le voie" , il donna toute leur dignité à des continents ignorés, comme l'Afrique "invisible, hors d'atteinte, continent imaginaire" , et développa dès lors une pensée post-coloniale qui servit d'épine dorsale à tous les mouvements de décolonisation qui élaboraient alors leur prise de conscience.
Que, vingt ans plus tard, président du tribunal Russell, il mit en lumière, face aux méfaits des Etats-Unis dans la guerre du Vietnam, un vide juridique "qu'il faut combler et que personne ne comble" et, que, s'appuyant sur une analyse des "deux sources de pouvoir, celui de l'Etat avec ses institutions, et celui des peuples" , il s'engagea à mettre en place un tribunal, dont la seule "légitimité vient à la fois de sa parfaite impuissance et de son universalité" .
A la même époque, marquant clairement ses distances, il ajouta : "Nous n'avons pas à considérer l'Amérique comme le centre du monde. C'est la plus grande puissance du monde ? Je vous l'accorde. Mais notez : elle est loin d'en être le centre. Lorsqu'on est européen, on a même le devoir de ne pas considérer l'Amérique comme le centre du monde ; il faut montrer son intérêt et sa solidarité (...) avec tous les amis du "tiers-monde" qui se sont frayé un chemin jusqu'au seuil de l'existence et de la liberté, et qui prouvent chaque jour que la plus grande puissance du monde est incapable d'imposer ses lois ; qu'elle est également la puissance la plus vulnérable du monde et que le monde ne l'a pas choisie pour devenir son centre de gravité. Les Etats-Unis évolueront, bien sûr, lentement, très lentement. Et mieux, je pense, si on leur résiste que si on les encense."
Qu'en 1971, à la suite des interdictions énoncées contre les journaux maoïstes et de la découverte des mensonges provenant des sources d'information traditionnelles, Sartre fut à l'origine de l'agence de presse Libération, qui selon les vœux de Michel Rocard serait "une petite agence de presse révolutionnaire, branchée sur la saisie directe des informations" et dont le but fut bien de "donner la parole aux journalistes qui veulent tout dire, aux gens qui veulent tout savoir, et, bien sûr, au peuple" .
Que, dès 1929, il mit en place avec Simone de Beauvoir, une vie de couple qui préfigura les familles recomposées : complicité tant affective que politique, équilibre et honnêteté dans la durée.
Sartre proposa donc l'élaboration tâtonnante de nouvelles configurations, la mise en place de projets et d'alliances avec de nouveaux acteurs, que ce soit dans l'ordre de la vie quotidienne ou de la vie intellectuelle, offrant à l'Autre la possibilité de l'associer à son entreprise.
Autant de tentatives qui, comme toutes les expérimentations pionnières, furent bien sûr entachées de tâtonnements, de maladresses, d'excès même mais comment être exempt d'erreur lorsqu'on expérimente ?
Comment, dès lors, comprendre cet écart éclatant dans l'évaluation de l'oeuvre sartrienne en France, où elle est frappée d'anathème, et à l'étranger ? Comment expliquer qu'il soit plus facile pour un étudiant, en 2005, d'entreprendre une thèse sur Sartre en s'adressant à un professeur à Bruxelles, à Liège, à Louvain plutôt qu'en France, où seuls trois enseignants ayant soutenu une thèse sur Sartre ont été élus par le Conseil national des universités à un poste de professeur.
Dans un entretien réalisé par Radio Canada en 1967 qui, après être longtemps resté inédit, est aujourd'hui présenté par la BNF, Sartre nous livre peut-être une clé, en réponse à ces questions. Au détour d'une phrase et presque mécaniquement, il énonce : "Luther disait : 'Tous les hommes sont prophètes'." Et si Sartre, parlant au nom de ces valeurs protestantes transmises par son grand-père, Charles Schweitzer, dans la radicalité d'une certaine exigence éthique, restait inacceptable dans une France en grande majorité de tradition catholique et réfractaire à la confrontation avec ses propres blessures ?
De fait, jusqu'à l'âge de dix ans, Sartre, qui ne fréquentait pas les bancs de l'école, resta le seul élève de son grand-père, pédagogue célèbre qui avait accompagné Jules Ferry dans son Dictionnaire pédagogique (bible de l'enseignement primaire en France au moment de la loi de séparation entre l'Eglise et l'Etat en 1905).
Et si c'était au nom des valeurs de cette minorité dans une minorité, les protestants libéraux, que Sartre dérangeait, lui qui toujours se montra particulièrement radical dans ses jugements, confrontant sans trêve ces tabous de la mémoire collective française comme la collaboration, le racisme, la torture, le colonialisme autant de traumatismes nationaux qui n'ont longtemps été explorés que par des chercheurs étrangers, comme Robert Paxton ou Michaël Marrus, par exemple ?
Prophétique, subversif, appuyé sur la société civile, Sartre se porta aux avant-postes pour développer une culture alternative encore en vigueur aujourd'hui. Cet explorateur de l'altérité reste un visionnaire qui avait repéré la "porosité des frontières" dont parle Claude Lévi-Strauss et devint un pionnier de l'interdisciplinarité, fécondant la culture française par ses inépuisables virées hors des frontières traditionnelles du savoir.
Si, aujourd'hui, le pays de Voltaire, de Diderot, de Montesquieu, de Hugo et de Zola est incapable de mesurer l'apport de Sartre, c'est paradoxalement des deux Amériques que nous arrivent les échos de ces deux philosophes citoyens qui, comme Cornel West aux Etats-Unis ou Antanas Mockus en Colombie, se réfèrent quotidiennement à Sartre comme à une boussole éthique qui pensa avant tout autre le monde pluriculturel et postcolonial dans lequel nous vivons aujourd'hui.
N'est-ce pas Sartre aussi, d'ailleurs, qui décrivit la culture comme "un échange incessant qui amène les nations à redécouvrir chez d'autres nations ce qu'elles ont inventé puis rejeté" ?"
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Annie Cohen-Solal est professeur d'études américaines à l'université de Caen et chargée de séminaire à l'EHESS.
par Annie Cohen-Solal
Article paru dans l'édition du 21.06.05
Tuesday, June 21, 2005
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