Thursday, March 21, 2013

Homo Kakonomicus


Version française de l'article paru sur IL FATTO: http://www.ilfattoquotidiano.it/2013/02/27/elezioni-2013-kakonomia-degli-elettori-italiani/514645/


Le résultat de l’élection italienne est étonnant. Son irrationalité semble mettre en question les fondements mêmes du processus démocratique de vote. L’Italie est allée aux urnes pour en ressortir ingouvernable.

Ce qui est irrationnel ce n’est pas tant la montée en force du mouvement protestataire conduit par le comique Beppe Grillo, à qui on accordera, pour le moment, le bénéfice du doute. Ce qui devrait plutôt étonner, c’est le vote berlusconien. Près d’un italien sur quatre a renouvelé son vote à un parti qui a placé en bonne place sur ses listes des criminels et des incapables impliqués dans une foule de scandales, un parti de gouvernement qui a provoqué et appuyé la montée en force de Monti. Ce dernier a ensuite promulgué des impôts que Berlusconi propose aujourd’hui de rembourser en se posant ainsi comme le sauveur de sa patrie. Quelle théorie politique et sociale pourrait rendre compte des croyances d’un italien sur trois, apparemment confiants dans la possibilité du salut par une telle engeance ?

On vote, en principe pour défendre ses propres intérêts, pour faire valoir des intérêts collectifs, pour exprimer une identité ou des valeurs. Nous savons par ailleurs que tout cela est compliqué parce que le résultat collectif n’est pas simplement la somme des choix individuels. Il dépend aussi de la manière dont a été conçue la procédure électorale. Ainsi, l’irrationalité de ce résultat pourrait être attribuée à la loi électorale italienne. A moins que le facteur explicatif ne réside dans les mystères de la psychologie, les émotions du gros peuple qui se laisse aveugler par le pouvoir, ses deniers et ses appels populistes, par tous ceux qui lui disent qu’ils rembourseront avec leur propre capital les impôts qui ont été collectés.

A mes yeux, il en est pourtant autrement. L’italien sur trois qui a voté pour Berlusconi est parfaitement rationnel et a défendu ses intérêts. Mais il ne s’agit pas de la rationalité classique de l’homo oeconomicus, une théorie de la motivation qui bat de l’aile. C’est une autre rationalité, celle de l’homo kakonomicus. La kakonomie (c’est à dire la science du pire ou de la médiocrité et de la mauvaise économie, du grec kakos, mauvais) est une théorie de la motivation humaine qui tente d’expliquer pourquoi il est parfois plus rationnel préférer le pire au meilleur. Prenons un exemple. Vous me faîtes une promesse que vous savez ne pas pouvoir honorer. Je fais semblant de vous croire en sachant qu’au fond vous ne tiendrez pas vos engagements. Mais c’est précisément pour cette raison que vous n’exigerez de ma part aucune contrepartie, c’est-à-dire que je serai libre, à mon tour, de ne pas honorer mes promesses. Par exemple, disons que nous nous donnons rendez-vous à 10 heures au café. Je sais, par expérience, que vous êtes toujours en retard. J’ai aussi intérêt à sortir plus tard et nous nous retrouvons à 10h15 sans que personne ne se plaigne de ce manque de ponctualité, bien au contraire. Ou bien, cela fait trois mois que le plombier doit passer à la maison pour terminer les travaux qu’il avait commencés. Mais je ne l’ai pas encore payé. Ainsi, tout va pour le mieux et personne ne s’en plaint. Ces échanges au rabais, où je ne fais pas ce que j’ai dit compte tenu du fait que vous en ferez de même, créent de vrais engagements. Ce sont des alliances très fortes au fondement de coopérations durables. Je ne paie pas les impôts parce que votre gouvernement est lamentable. Nous sommes ainsi complices d’un statu quo qui nous arrange. Je paie peu, vous ne faîtes rien, vous continuez de jouir des faveurs tarifées des filles du Palais Grazioli (la demeure patricienne de ce cavalière au rabais).
Avec le sociologue Diego Gambetta, nous avons exploré la kakonomie en étudiant les mœurs et usages de l’université italienne. Bien évidemment, la politique est un cas encore plus propice à de telles investigations (et pas seulement en Italie). Les accords au rabais sont le pain quotidien de la vie politique. Tout se passe bien jusqu’au moment où ceux et celles qui prennent de tels engagements avantageux à court terme se rendent compte qu’ils sont prisonniers de promesses publiquement inavouables. Ces accords nuisent au bien collectif dont ils sont en train de profiter (l’efficience, la qualité, la ponctualité, le mérite). Par exemple, si je survole en cinq minutes la thèse de mon étudiant, il pourra travailler peu et nous serons tous deux satisfaits. Il obtiendra son diplôme qui lui sera délivré avec d’autant plus de félicitations qu’il m’aura laissé en paix. Moins j’ai travaillé, plus il mérite son titre. Une ombre au tableau, à long terme, ce jeu au rabais contribue à l’érosion de la valeur du dit diplôme.
Alors, l’homo kakonomicus qui jouit avec ses compères de tels échanges commence à être victime d’une grande inquiétude. Il est sur la défensive, il doit en effet rendre des comptes, comme si s’invitait chez lui la figure du Commandeur, qui lui rappelle que la fête est finie. Il a surtout la terreur de tous ceux et celles qui ne sont pas ses semblables. Il trouve refuge dans un clan de kakonomistes, fidèles alliés, qui n’aura d’autre issue que de tolérer ses pêchés.
La kakonomie explique pourquoi l’Italie est un pays où l’on vit bien parce que la tolérance à l’endroit de ce qu’il y a de pire chez les autres est la règle. Par ailleurs, c’est un pays où la peur d’être pris et sentencié est terrible.
En votant pour Berlusconi, l’homo kakonomicus a défendu ses intérêts afin de pouvoir continuer à jouer au rabais. Mais il ne s’est pas rendu compte d’une chose, le Commandeur est déjà arrivé au dîner.