Thursday, May 03, 2012

Quand Don Giovanni devient DSK...



Traduction française par Laurence Dahan de l’article paru dans le quotidien italien IL FATTO : http://www.ilfattoquotidiano.it/2012/04/21/giovanni-diventa-berlusconi/206025/

Je suis allée voir Don Giovanni, production de 2006 de l’Opéra de Paris, reprise cette année à l’Opéra Bastille, mise en scène par Mickael Haneke, le sulfureux réalisateur autrichien du film  La Pianiste.
La scène est glaciale. A un étage élevé d’un bâtiment  moderne en verre et acier, des baies vitrées  donnent sur des gratte-ciels voisins. Les personnages entrent et sortent des ascenseurs éclairés par des néons aveuglants. L’histoire se déroule sur le palier d’un étage élévé devant les portes grises d’appartements auxquels nous n’avons pas d'accès durant les deux actes.

Comme c’est le cas dans certains luxueux immeubles newyorkais, ce grand palier avec vue héberge  quelques tables et un frigidaire, où les personnages viennent se restaurer de temps à autres.
Don Giovanni est un trader en costume bleu foncé, chemise et cravate de couleur sombre, accompagné d’un Leporello complice, lui aussi habillé comme dans le film Wall Street et clairement entiché du séducteur, qui s’en va faire des conquêtes féminines mais à la fin dîne en tête à tête avec son ami/ serviteur, une amitié gay entre deux hommes qui, bien que séduisant les femmes, s’aiment secrètement.

Le physique imposant du baryton suédois Peter Mattei rend la première scène digne d’un policier américain. Donna Anna sort de la porte d’un appartement se disputant avec un inconnu qu’elle tente de démasquer. Le commandeur intervient et défie en duel Don Giovanni qui le tue. La violence de la scène est déjà une condamnation irréparable et donne le ton à toute la suite.

Incapable d’aimer, Don Giovanni est une espèce de maniaque glacial qui - comme dans le film Shame  où le personnage principal est un sex-addict newyorkais tourmenté par la culpabilité - couche avec des femmes sans en éprouver aucun plaisir, et celles-ci ne sont pas séduites par lui mais juste écrasées par la relation de pouvoir qui s’établit entre eux. Comme un Berlusconi du bel canto, ou un Strauss-Kahn rajeuni, Don Giovanni réussit à avoir toutes ces femmes car il est riche, puissant et agressif. Il couche avec elles dans son appartement froid à un étage élevé : des filles laides défilent en jeans et tee-shirt, intimidées par cette atmosphère terrifiante, et accepteront l’affaire pour quelques centaines de dollars.
Le mariage de Masetto et Zerlina est l’une des scènes les plus joyeuses, libératoires et érotiques de cette opéra, avec  le thème des «Giovinette che fate l’amore che fate l’amore, non lasciate che passi l’età…». Chez Haneke, il devient une réunion de femmes et d’hommes de ménage, la plupart immigrés avec l’air triste et défait, qui se retrouvent à balayer le palier du séducteur. Zerlina est coiffée d’une queue de cheval, porte de grosses lunettes laides et est habillée d’une uniforme de ménage et de sabots. Elle ne cède pas au charme du séducteur, mais à sa puissance, à sa totale domination sociale, économique et culturelle sur elle et sur Masetto.

Le diner final de Don Giovanni et Leporello à base de faisan et de vin Marzemino, la dernière tentative désespérée de Don Giovanni de résister à son heure qui a sonné - la fin qui le poursuit dans le rôle du commandeur - est, dans l’interprétation du philosophe Sören Kierkegaard, le dernier défi  de l’  «homme esthétique» contre la mort. Don Giovanni sait qu’il est condamné, sait que la vie passe, que ce n’est une absurde vanitas, mais il ne se plie pas et invite fièrement une bande de musiciens à assister à son dernier repas : « Già la mensa è servita/ Voi suonate, amici cari/ giache spendo i miei danari/ io mi voglio divertir .  Au contraire, dans l’interprétation de Haneke, le dernier diner est une barquette de sushi froid mangée sur le palier avec Leporello. Vraiment quelqu’un repousserait-il sa dernière heure pour avaler des sushis servis sur une assiette en plastique sur le palier ?

Mais quelle est cette vision du plaisir, de la séduction, et aussi du pécher ? Même le plus grand des moralistes sait que l’on péche  parce que pécher est un grand plaisir : un verre de vin en plus auquel on ne sait résister parce qu’il est tellement bon, l’énième régime que l’on laisse tomber à la vue d’ un irrésistible diner entre amis, l’énième promesse de fidélité trahit par ce sourire complice….

Don Giovanni est une ouvre totale qui se prête à toutes les interprétations. Le thème en ré mineur de l’ouverture annonce déjà la fin tragique, comme la naissance est une anticipation de la mort. Don Giovanni, œuvre écrite deux ans avant la Révolution Française, est  à la fois un hymne à la liberté et une avancée vers le romantisme, vers la bataille esthétique contre l’effroyable précipice de la fin. Don Giovanni ne sait pas choisir, ne se décide jamais, temporise en se perdant dans l’instant et la vie lui glisse entre les mains, entre plaisanteries, rires, fuites rocambolesques et mensonges. Personnage à cheval entre le  dix-septième et le dix-huitième siècle, sa psychologie est celle d’un héros romantique, sa politique est celle d’un libertin. Le sexe, élément-clef de la philosophie libertine, est instrument de libération et de victoire sur les rapports de classe (on se souvient du célèbre Catalogue).

Et pourtant, selon la morale neo-victorienne de notre époque barbare, où le libertinisme est devenu pornographie, les relations hommes-femmes gérées seulement par le pouvoir, et où il n’y a pas de place pour aucun vrai plaisir qui ne soit une course inutile vers le pouvoir et l’argent qui nous  serviront uniquement à nous retrouver seuls dans une chambre d’un Sofitel  à regarder un film porno, Don Giovanni ne jouit pas, n’aime pas, ne vit pas, et reste sur son palier. Il est puni car il est un monstre pervers pour lequel nous avons aucune pitié et aucun regret.

Je suis sortie remplie d’une grande tristesse et d’une absurde sensation romantique de regret d’une époque perdue, qui n’a peut être jamais existé, une époque où le sexe, l’amour et le plaisir étaient  des vecteurs de libération et non pas de domination et de pouvoir. Une époque où en dehors des conventions il n’y avait pas seulement perdition et punition, mais il y avait peut être la liberté,  comme le dit notre éternel alter-ego à la fin du premier acte : « Venite pure avanti, é aperto a tutti quanti, viva la libertà ! »


Don Giovanni - Présentation vidéo