Version française de l'article paru sur IL FATTO: http://www.ilfattoquotidiano.it/2013/02/27/elezioni-2013-kakonomia-degli-elettori-italiani/514645/
Le résultat de
l’élection italienne est étonnant. Son irrationalité
semble mettre en question les fondements mêmes du processus démocratique de
vote. L’Italie est allée aux urnes pour en ressortir ingouvernable.
Ce qui est
irrationnel ce n’est pas tant la montée en force du mouvement protestataire conduit
par le comique Beppe Grillo, à qui on accordera, pour le moment, le bénéfice du
doute. Ce qui devrait plutôt étonner, c’est le vote berlusconien. Près d’un
italien sur quatre a renouvelé son vote à un parti qui a placé en bonne place
sur ses listes des criminels et des incapables impliqués dans une foule de
scandales, un parti de gouvernement qui a provoqué et appuyé la montée en force
de Monti. Ce dernier a ensuite promulgué des impôts que Berlusconi propose
aujourd’hui de rembourser en se posant ainsi comme le sauveur de sa patrie.
Quelle théorie politique et sociale pourrait rendre compte des croyances d’un
italien sur trois, apparemment confiants dans la possibilité du salut par une
telle engeance ?
On vote, en
principe pour défendre ses propres intérêts, pour faire valoir des intérêts
collectifs, pour exprimer une identité ou des valeurs. Nous savons par ailleurs
que tout cela est compliqué parce que le résultat collectif n’est pas
simplement la somme des choix individuels. Il dépend aussi de la manière dont a
été conçue la procédure électorale. Ainsi, l’irrationalité de ce résultat
pourrait être attribuée à la loi électorale italienne. A moins que le facteur
explicatif ne réside dans les mystères de la psychologie, les émotions du gros
peuple qui se laisse aveugler par le pouvoir, ses deniers et ses appels
populistes, par tous ceux qui lui disent qu’ils rembourseront avec leur propre
capital les impôts qui ont été collectés.
A mes yeux, il
en est pourtant autrement. L’italien sur trois qui a voté pour Berlusconi est
parfaitement rationnel et a défendu ses intérêts. Mais il ne s’agit pas de la
rationalité classique de l’homo
oeconomicus, une théorie de la motivation qui bat de l’aile. C’est une
autre rationalité, celle de l’homo
kakonomicus. La kakonomie (c’est
à dire la science du pire ou de la médiocrité et de la mauvaise économie, du
grec kakos, mauvais) est une théorie
de la motivation humaine qui tente d’expliquer pourquoi il est parfois plus
rationnel préférer le pire au meilleur. Prenons un exemple. Vous me faîtes une
promesse que vous savez ne pas pouvoir honorer. Je fais semblant de vous croire
en sachant qu’au fond vous ne tiendrez pas vos engagements. Mais c’est
précisément pour cette raison que vous n’exigerez de ma part aucune contrepartie,
c’est-à-dire que je serai libre, à mon tour, de ne pas honorer mes promesses.
Par exemple, disons que nous nous donnons rendez-vous à 10 heures au café. Je
sais, par expérience, que vous êtes toujours en retard. J’ai aussi intérêt à
sortir plus tard et nous nous retrouvons à 10h15 sans que personne ne se
plaigne de ce manque de ponctualité, bien au contraire. Ou bien, cela fait
trois mois que le plombier doit passer à la maison pour terminer les travaux
qu’il avait commencés. Mais je ne l’ai pas encore payé. Ainsi, tout va pour le
mieux et personne ne s’en plaint. Ces échanges au rabais, où je ne fais pas ce
que j’ai dit compte tenu du fait que vous en ferez de même, créent de vrais
engagements. Ce sont des alliances très fortes au fondement de coopérations
durables. Je ne paie pas les impôts parce que votre gouvernement est
lamentable. Nous sommes ainsi complices d’un statu quo qui nous arrange. Je
paie peu, vous ne faîtes rien, vous continuez de jouir des faveurs tarifées des
filles du Palais Grazioli (la demeure patricienne de ce cavalière au rabais).
Avec le sociologue Diego
Gambetta, nous avons exploré la kakonomie
en étudiant les mœurs et usages de l’université italienne. Bien évidemment, la
politique est un cas encore plus propice à de telles investigations (et pas
seulement en Italie). Les accords au rabais sont le pain quotidien de la vie
politique. Tout se passe bien jusqu’au moment où ceux et celles qui prennent de
tels engagements avantageux à court terme se rendent compte qu’ils sont prisonniers
de promesses publiquement inavouables. Ces accords nuisent au bien collectif
dont ils sont en train de profiter (l’efficience, la qualité, la ponctualité,
le mérite). Par exemple, si je survole en cinq minutes la thèse de mon
étudiant, il pourra travailler peu et nous serons tous deux satisfaits. Il
obtiendra son diplôme qui lui sera délivré avec d’autant plus de félicitations
qu’il m’aura laissé en paix. Moins j’ai travaillé, plus il mérite son titre.
Une ombre au tableau, à long terme, ce jeu au rabais contribue à l’érosion de
la valeur du dit diplôme.
Alors, l’homo kakonomicus qui jouit avec ses compères de tels échanges
commence à être victime d’une grande inquiétude. Il est sur la défensive, il
doit en effet rendre des comptes, comme si s’invitait chez lui la figure du
Commandeur, qui lui rappelle que la fête est finie. Il a surtout la terreur de
tous ceux et celles qui ne sont pas ses semblables. Il trouve refuge dans un
clan de kakonomistes, fidèles alliés,
qui n’aura d’autre issue que de tolérer ses pêchés.
La kakonomie explique pourquoi l’Italie est un pays où l’on vit bien
parce que la tolérance à l’endroit de ce qu’il y a de pire chez les autres est
la règle. Par ailleurs, c’est un pays où la peur d’être pris et sentencié est
terrible.
En votant pour Berlusconi, l’homo kakonomicus a défendu ses intérêts
afin de pouvoir continuer à jouer au rabais. Mais il ne s’est pas rendu compte
d’une chose, le Commandeur est déjà arrivé au dîner.