Un article de l'économiste Daniel Cohen sur l'état pitoyable des universités françaises et européennes en général.
An article by the French economist Daniel Cohen on the desperate state of European universities that should be considered by the European research policy makers
Le classement infamant des universités françaises
Article paru dans Le Monde du 15.09.05
L'UNIVERSITÉ de Shanghaï publie chaque année le classement des 500 premières universités du monde. Et, chaque année, c'est le même crève-coeur pour les universitaires français de voir la place dérisoire qui leur est assignée. Sur les 100 premières universités, 4 seulement sont françaises : Paris-VI à la 46e place, Paris-IX à la 61e, Strasbourg-I à la 92e et l'Ecole normale supérieure (de la rue d'Ulm) à la 93e place (la liste est disponible sur http://ed.sjtu.edu.cn/ranking.htm). Cette tendance est encore soulignée par le rapport annuel sur l'éducation de l'OCDE, qui situe la France au 19e rang sur 26 en matière d'enseignement supérieur. L'OCDE insiste tout particulièrement sur le manque d'investissements consacrés à l'université ( lire page 12). Comme tous les classements, celui de l'université de Shanghaï est discutable. Il fait la part trop belle aux Prix Nobel, tend à ignorer les publications des chercheurs rattachés à des organismes de recherche extérieurs et donne une prime aux grands établissements sur les petits. La puissance - intellectuelle et financière - des universités américaines est pourtant patente.
Ignorer ce classement au motif qu'il est imparfait tiendrait de la politique de l'autruche. Comme disait Proust du snob qui sait reconnaître au premier coup d'oeil un salon à la mode, tout universitaire qui a mis les pieds dans une université américaine comprend d'emblée qu'il s'est posé sur une autre planète.
Faut-il, peut-on, copier le modèle américain ? L'idée qu'il faudrait strictement l'importer en Europe paraîtra inacceptable à beaucoup. L'hypothèse mérite pourtant d'être considérée. Après tout, le XXe siècle a été dominé, dans le monde industriel, par une "organisation scientifique du travail", le taylorisme, qui s'est imposée partout.
Si l'on admet que les innovations scientifiques et techniques seront au XXIe siècle ce que l'organisation du travail industriel a été au XXe, il ne serait pas aberrant de considérer qu'une "organisation scientifique du savoir" s'impose également.
Les universités américaines doivent leur efficacité à ce qu'elles apportent une réponse aux contradictions majeures qui traversent l'organisation du savoir : l'équilibre, tout d'abord, entre compétition et coopération, l'arbitrage, ensuite, entre recherche fondamentale et recherche appliquée.
Les universités américaines sont indiscutablement concurrentielles. Elles se disputent les meilleurs étudiants, les meilleurs enseignants et disposent du nerf de la guerre : l'autonomie financière, qui leur est donnée à la fois par les droits d'inscription élevés et des dotations financières propres. Elles sont aussi un lieu de coopération : les enseignants passent de l'une à l'autre au gré des séminaires ou des années sabbatiques, présentent ensemble des projets de recherches à la NSF, l'équivalent de notre CNRS (qui n'est outre-Atlantique qu'une agence de moyens).
Mais, surtout, les universités américaines sont suffisamment fortes pour discuter de puissance à puissance avec le reste de la société, politique ou industrielle. Se joue ici la question tant controversée du rapport entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée.
Les chercheurs français ont récemment manifesté leurs craintes de voir leurs programmes de recherche dictés par une logique industrielle ou bureaucratique. Se faisant l'écho de leurs inquiétudes, le président de l'Académie des sciences, Edouard Brézin, faisait remarquer qu'on n'avait pas découvert l'électricité en cherchant à faire de nouvelles bougies. Par quoi il voulait dire, à juste titre, que la logique des découvertes scientifiques est irréductible aux usages qu'on en attend.
Pour autant, on aurait tort de clore le débat sur ce seul constat. L'idée extrême selon laquelle sciences et techniques formeraient deux mondes étanches est également fausse. La thermodynamique au XIXe siècle est née de recherches visant à améliorer l'efficacité des machines à vapeur. Selon les historiens, la complémentarité entre sciences et techniques est le facteur crucial qui explique pourquoi la révolution industrielle du XVIIIe siècle diffère de toutes celles qui ont précédé.
C'est parce que les liens entre recherches fondamentale et appliquée sont complexes que le besoin d'institutions puissantes et autonomes est indispensable, qui protègent les chercheurs du court-termisme des industriels, sans les conduire pour autant à ignorer la demande sociale qui leur est adressée. Le fait que les universités américaines soient des lieux d'enseignement joue à cet égard un rôle décisif. Répondre à la demande de formation est un stimulant puissant, qui oblige à répondre aux tendances de long terme de la société, sans avoir à renoncer aux impératifs de la science. Revenons en France. Sans refaire un diagnostic qui est hélas déjà bien connu, le contraste est saisissant. Les universités sont à la fois trop pauvres pour se faire concurrence et trop pauvres pour coopérer. L'écologie d'un système où la demande de formation nourrit la vitalité des départements concernés et guide les orientations des établissements est perdue.
"DIX HARVARD"
La faiblesse institutionnelle de l'Université nourrit la suspicion des industriels et des chercheurs eux-mêmes. Privé d'un terrain de rencontre, c'est ensuite la méfiance entre industriels et chercheurs qui s'envenime. Pour conjurer la crise que traverse la recherche française, on a ainsi créé au cours de la seule année 2005 : une agence pour l'innovation industrielle, une nouvelle agence pour la recherche et des pôles de compétitivité. Chacun, industriel, scientifique ou collectivité locale, aura gagné sa juste part de l'effort national, mais au prix d'un accroissement malheureux de la complexité institutionnelle. En l'absence d'un socle de référence légitime, la recherche s'émiette.
Une loi de programmation et d'orientation de la recherche est prévue, qui devrait déboucher sur la création de pôles de recherche et d'enseignement supérieur (les PRES). Le débat s'annonce rude entre ceux qui voudront leur donner une personnalité morale forte et autonome et ceux qui voudront limiter ces pôles à n'être que des structures légères et peu contraignantes. L'enjeu est pourtant capital. Il faut espérer que l'on ne créera pas un niveau de complexité additionnel, mais bien une instance capable de rassembler les acteurs de la recherche et de l'enseignement supérieur.
S'ajoute à la complexité interne du débat français le fait que le problème n'est pas strictement national. Les autres grands pays européens, à l'exception de la Grande-Bretagne, ne font pas mieux que la France. On ne compte ainsi que cinq universités allemandes et une seule université italienne dans les cent premières recensées par l'université de Shanghaï.
Nombre d'universitaires, italiens notamment, plaident pour que la Commission européenne prenne en charge la création de "dix Harvard", pour reprendre la formule du chancelier Schröder. Elle créerait ainsi à leurs yeux une base plus tangible que les promesses vaines de l'agenda de Lisbonne. Le problème est que le potentiel de destruction d'une telle mesure serait considérable. Pour fabriquer ces "dix Harvard", il faudrait forcément prendre sur les ressources intellectuelles des institutions existantes, au risque de les déstabiliser durablement et de ruiner leurs efforts d'adaptation.
Ce risque suggère une voie médiane : que la Commission ne crée que "cinq Harvard", pluridisciplinaires, mais prévoie également un budget de fonctionnement équivalent pour les meilleurs pôles existants, discipline par discipline. On offrirait ainsi une alternative européenne aux "multinationales du savoir" américaines, tout en ouvrant un champ propice à des innovations institutionnelles souples et adaptées aux contraintes nationales. Une voie nouvelle serait ainsi ouverte, sensible à l'exigence européenne de créer et de préserver.
Daniel Cohen pour le Monde